30 avril – 11 juin 2022, La Basse Cour des Miracles, Strasbourg (67)


Maria Luchankina m’a invité à l’instar de beaucoup d’autres artistes à plancher sur la thématique de cette exposition « Pauv’tâches ». Un catalogue façon fanzine devrait voir le jour avec les nombreuses réponses aux quelques questions dont voici les miennes publiée ci-dessous, illustrées par deux œuvres « ratées » et deux documents fondateurs.




Œuvre ratée
« Pinocchio »
Nancy Sulmont.
8 x 6 x 3,3 cm
bois, métal et laine
1972
Présentée sous cloche de verre h :15 cm, diamètre socle 10 cm
Sculpture collectionnée par mon père dont j’ai hérité à son décès.
Cahier de dessins biens crabouillés
« Tentatives de portraits de Daniel Depoutot »
Nancy Sulmont
cahier de 16 feuilles pliées cousues avec une couverture
28 x 20 cm
2019
Document N°1
« Le manuel de crabouillage »
Michel Lascault, Nancy Sulmont, Gilbert Lascault
cahier de 16 pages, 14,8 x 10,5 cm
Editions Le petit jaunais 2016
Document N°2
« La méthode Q »
Texte de Claire Gauzente
Copie d’un extrait de « HABITER », éditions Le petit jaunais 2019
« Qu’est ce que pour vous l’échec ? «
Une impossibilité. Je pense que l’échec n’est pas possible en art.
Mon père me l’a signifié très jeune de façon subliminale, en conservant précieusement cette sculpture « Pinocchio ».
En 1972, j’avais 8 ans, avec mes trois frères et sœurs nous ne pouvions manquer un épisode des « Aventures de Pinocchio ».
Si fascinés et à l’instar de Geppetto, nous entreprenons de fabriquer la marionnette.
Mon grand frère en fit un grand, en pin bien poncé, articulé, peint, il me semblait presque semblable à celui qui apparaissait à l’écran.
Péniblement j’ai scié quelques maigres tourillons. Scié encore et percé à la chignole laborieusement deux liteaux.
Des clous fendent la face ridicule de ce gnome pétrifié, surmonté de quelques brins de laine et voilà, le mien.
Ah ! Le nez oui, court, il ne ment pas…
Un peu miteux, maladroit, court sur pattes, mal raboté, les marques de l’étau encore saillantes. La honte !
Et pourtant le voilà présent, lui, cinquante ans plus tard expédié dans une exposition à la Basse Cour des Miracles à Strasbourg, son épitaphe effacée. La perruque recollée. Presque manchot. Bien vivant.
Surement pas un échec, surement pas une réussite. Une émerveille. »
« La sensation de pauv’tâche ? »
« Pauv’tâche » est le nom d’oiseau que mon grand frère sifflotait pour mépriser ce qui lui paraissait inférieur. Un compliment de fait (lire le texte précédent)
La notion de raté n’est, pour moi, pas associée à la tâche. Celle-ci est plutôt une invitation à l’invention, voir « Le manuel de crabouillage »
La sensation de raté, d’immaturité ou d’inachevé, d’incompréhension, de maladresse, d’impuissance,… tout un monde en devenir, à découvrir, à explorer.
Et puis comme dirait mon prof de typographie « faire et défaire est mon affaire ».
Pourquoi, pourquoi garder quelque chose de supposément « raté » ?
Lui assigner ce statut est déjà la distinguer du reste.
La reconnaitre dans son aspect négatif, peu flatteur, hors sujet, piteux…
Cette chose devient une sorte de marqueur. Un (dés)aveux. Une singularité.
Il y a un avant et un après.
Mise de coté elle peut être ré-évaluée plus tard.
L’ai-je regardé ? Le regard évolue avec le temps. Les regardeurs sont multiples.
L’œuvre est aussi faite par celui qui la (re)garde. La critique manifeste l’émotion. Indifférence ou fadeur, toutes expressions sont bonnes à connaitre.
« À quel moment l’artiste se dit que c’est raté, que c’est nul ? »
En ce jour de vacances de Noël 1972, en faisant ce Pinocchio je savais qu’il était raté : je voyais mon frère faire mieux.
Plus habile, plus ressemblant, plus grand, plus facilement, plus intelligemment… Mon père m’accompagnait et je ne voulais pas être en reste.
Tous les jours je me bats avec mes dessins, mes impressions lithographiques, mes sculptures…
Evacuer ce sentiment de rater par l’action. Pouvoir faire mieux, ou se décomplexer vis a vis d’autres œuvres ou artistes est une bataille permanente, une fuite en avant.
Mais l’art c’est ma vie. Seule la mort signera la fin de ce duel. Nul raté, la vie donc.
« Quelle est votre expérience avec l’échec ? »
J’accumule. Je ne jette rien et retourne voir plusieurs fois les dessins ou objets.
Un jour c’est bon, un jour ça ne l’est plus. Rien de définitif.
Faire faire faire, refaire et laisser le temps, la mise à distance et aussi le contexte, les rencontres, décider ou faire naitre l’intérêt d’une pièce.
Décréter l’échec est une évaluation de mon travail, une pratique scolaire qui me révulse, que j’applique sans doute inconsciemment ou intuitivement (j’aime, j’aime pas).
Refuser l’échec et donc la réussite c’est peut-être appliquer le système d’équivalence à la Robert Filliou de Fluxus ?
Bien fait = Mal fait = Pas fait
à laquelle je rajouterais
= Fait = Refait = Défait = Fête
Voici une autre expérience associée à l’échec, choix subjectif s’il en est, porté à l’encontre d’une œuvre : la Méthode Q, un protocole pour travailler la subjectivité des choix.
Un outil statistique que j’ai détourné avec Claire Gauzente, une amie artiste et universitaire du marketing commerciale pour l’amener dans les champs de l’art. Une mise à distance du jugement qui permet de faire émerger des œuvres avec des critères possiblement poétiques bien loin des notions d’échec et de réussite.
Juste oser voir, écrire, choisir, faire, vivre, être tout simplement.